Évolution du rôle de manager dans une perspective craft
– Chapitre 4.
Une des dernières questions posées dans le questionnaire était de savoir dans quel contexte une manager ne serait plus nécessaire. Une fois établies toutes les qualités d’une manager, nous ouvrions sereinement ouvrir le débat : finalement, et si tout cela n’était-il pas vain, et que le mieux serait de ne plus avoir de manager ?
C’est sans surprise que les personnes interrogées considèrent qu’une manager n’est plus nécessaire dans le cas d’une équipe autonome. Il a même été proposé que l’objectif d’une manager soit justement de ne plus être nécessaire : la manager a bien fait son boulot quand on n’a plus besoin d’elle.
Dans le détail, les personnes interrogées ont fait émerger trois causes d’autonomies possibles dans une équipe, rendant alors une manager inutile : l’indépendance, l’invariance, ou enfin l’adaptation systémique.
L’indépendance rendant possible l’autonomie
Pour les personnes interrogées, une première manière qu’une équipe acquiert son autonomie est de réduire ses dépendances : elle doit alors avoir accès librement à tous les éléments qui lui permettent de travailler. Cela passe par la connaissance : l’expertise métier, technique autant qu’opérationnelle. Ainsi, l’équipe doit intervenir sur le produit de bout en bout, et être en contact avec le client pour les demandes et feedbacks.
Toutes les dépendances restantes sont connues de tous les membres de l’équipe, et chacun est capable de les gérer. Cela concerne par exemple les mises en production, les demandes externes, ou encore d’être capable de parler avec les autres équipes techniques s’il y a décision d’architecture à prendre. Il faut la meilleure interaction possible entre les silos. Il faut aussi s’assurer que les informations sont regroupées et accessibles par toutes et tous (ne serait-ce le fonctionnement de la cantine).
Les conditions de cette indépendance viennent d’une certaine masse critique : suffisamment de personnes qui produisent, mais aussi, suffisamment d’utilisateurs, et enfin un goût partagé pour suffisamment de qualité. Cela revient au fait d’arriver à construire une vision, aussi bien en termes de stratégie produit qu’en termes d’exigence technique.
D’après certaines personnes interrogées, la notion de gestion budgétaire va à l’encontre de ce type d’autonomie. S’il y a budget, il y a besoin d’une manager pour le gérer. Réciproquement les approches « no-estimate » ou « beyond budgeting » permettraient d’acquérir ce genre d’indépendance.
En tous cas, toutes s’accordent sur le fait que la maturité de l’équipe et de ses membres facilite ce type d’autonomie, en augmentant leur indépendance.
L’invariance rendant possible l’autonomie
Indépendamment de cela, certaines personnes interrogées imaginent que le fait que peu de choses varient permet aussi de ne plus avoir besoin de manager. Dans ce cas, l’équipe, autant que son écosystème, doit être le plus constant dans sa composition autant que dans ses pratiques. Par exemple, une équipe aguerrie aux pratiques XP est plus facilement susceptible de ne pas avoir besoin de manager.
De même la pratique de Scrum peut aider : en espérant qu’au bout de quelques sprints, la manager puisse se retirer, et venir juste de temps en temps. Cela, si l’équipe est bien organisée, et que les personnes respectent les consignes. Organisée pour qu’il y ait le moins possible de pertes, d’effort, d’attente.
Ainsi, une équipe avec beaucoup de prestataires, où « ça tourne », aura du mal à atteindre ce genre d’invariance, et aura donc besoin d’une manager.
En tous cas, la maturité de l’équipe et de ses membres facilite aussi ce type d’autonomie, en réduisant sa variabilité.
L’adaptation systémique rendant possible l’autonomie
Enfin, d’après les personnes interrogées, une troisième manière pour une équipe d’acquérir son autonomie est de se baser sur le fait que si la manager, en tant que personne, n’est pas nécessaire, néanmoins ses rôles le sont : il suffit alors qu’ils soient distribués dans l’équipe.
Parmi les différentes conditions qui facilitent cela, ont été remontés les points suivants.
- Les pratiques XP poussent aussi à ce type d’organisation.
- Le fait d’avoir de l’expérience aide.
- Les rôles de mentor existent, mais ils peuvent être croisés.
- Les priorités sont bien partagées.
- Les règles sont claires, et chacun peut vérifier qu’elles sont suivies (congés, télétravail…).
- L’équipe doit pouvoir prendre des décisions collégiales…
En outre, la nouvelle organisation doit porter une attention particulière à deux rôles habituellement portés par la manager : capter les signaux en avance, pour prototyper à temps par exemple, et gérer les tensions avec les autres fonctions de l’organisation.
Pour ces raisons, certaines personnes proposent des réunions particulières, un peu à la Scrum mais sur l’ensemble des activités de l’équipe. Une autre solution proposée est d’avoir des managers tournantes. Il est sain, pour toute personne ayant du pouvoir, de savoir formaliser et transmettre ses pratiques, et préparer son successeur.
Alors, dans ce cas, les tensions émergent explicitement, pour être réglées : l’équipe est capable de s’auto-guérir.
Note complémentaire
Ces points sont ceux que les personnes interrogées ont remonté spontanément. Même si nous ne sommes pas forcément d’accord avec tous, nous proposons de rapprocher cette approche à celle consistant à acquérir son indépendance au niveau systémique. Où l’on devient alors une organisation agile, capable de s’adapter aux contraintes externes et internes constamment mouvantes. C’est par exemple ce qui est regroupé sous le vocable de « d’organisation apprenante », en anglais « learning organizations », faisant notamment suite aux travaux de Peter Senge et de Chris Argyris. C’est aussi ce que propose Le management 3.0 et L’holacratie, et dans une moindre mesure certaines méthodes Agiles classiques comme Scrum.
Notre opinion est que seule ce dernier type d’autonomie est stable. Les deux premiers types d’autonomie (par l’indépendance ou l’invariance) peuvent être facilement attaqués, une manager est alors de toutes manière nécessaire pour rétablir les équilibres.
Intériorisation de la nécessité du rôle
Quittons un instant les témoignages, et tentons une petite analyse critique de ces derniers. En effet, sans supposer de la nécessité ou non d’une manager, l’analyse des témoignages suggère une intériorisation de la nécessité du rôle de manager : les réponses sont a priori biaisées par le fait que nous toutes et tous évoluons dans des sociétés où le rôle de manager est difficile à remettre en cause. Une forme, peut-être, de fuite du modèle patriarcal dans nos organisations, à cause duquel nous aurions intériorisé la nécessité d’avoir un manager (et nous mettons exceptionnellement le masculin à dessein !).
Quelques petites phrases entendues pourraient être interprétées dans ce sens :
- « Le manager peut revenir corriger les déséquilibres ». Comme le chef de meute, le manager reste le garant final de la survie de l’équipe.
- « Parfois on a l’impression qu’il ne sert à rien justement parce qu’il a bien fait son boulot ». Même si nous sommes les premiers à le dire, nous pouvons aussi y voir la construction du mythe d’un personnage de nature divine, ordonnant juste par sa présence.
- « On a toujours besoin de quelqu’un qui s’occupe du budget, et de le justifier ». En effet, l’argent est un domaine de chef, c’est au chef de famille de gérer cela.
- « Il faut quelqu’un pour s’occuper des trucs ingrats ». Nous retrouvons une pratique classique des dominants qui expliquent qu’on leur doit obéissance en échange qu’ils s’occupent des choses que nous ne voulons pas faire, ou pensons ne pas savoir faire (comme gérer la relation avec les autres dominants).
Même si chaque phrase peut être interprétée différemment, il est toujours salutaire de se poser la question dans quelle mesure nous ne sommes pas influencés par ce que la société, dans son ensemble, nous a forcé à intérioriser. Cela est d’autant plus nécessaire que cela concerne les rapports de force et de pouvoir, et que le manager est, pour beaucoup, une personne de pouvoir.
Cela vaut aussi bien-sûr pour nos propres interprétations.
- Introduction – Contexte
- Avant-Propos – Note sur les partis pris pendant la rédaction
- Chapitre 1 – Synthèse des fonctions et qualités d’une bonne manager
- Chapitre 2 – Premières limites : des responsabilités concentrées, mais un portrait incomplet
- Chapitre 3 – La Manager Craft
- Chapitre 4 – Et si le rôle de manager n’était plus nécessaire
- Chapitre 5 – Compléments théoriques
- Chapitre 6 – Analyse détaillée des témoignages concernant les fonctions d’une manager
- Chapitre 7 – Analyse détaillée des témoignages concernant les qualités attendues d’une bonne manager
- Conclusion – Qui veut être manager ?
- Annexes